CHAPITRE VI

En courant sur la plage, Dumarest ressentit la secousse ; c’était un tremblement de terre mineur mais suffisant pour faire trébucher Veruchia. Elle serait tombée s’il ne l’avait saisie par le bras.

— Earl !

— Ce n’est rien. (Shem s’avançait vers eux, la mine désinvolte.) Juste une trépidation comme il s’en produit souvent. (Il se tourna vers Dumarest.) À propos de l’attirail que vous m’avez demandé de préparer, désirez-vous que je le mette à bord ?

Il désigna du geste un tas de matériel et le radeau en attente.

— Non, il n’y a pas de place.

Dumarest regarda en direction du sud. L’air était lourd, chargé d’un goût métallique, la mer couleur de plomb.

— L’autre radeau sera bientôt là. Quand il arrivera, faites sortir tout le monde à l’exception du pilote et chargez l’équipement. Combien d’hommes avez-vous recrutés ?

— Il n’y a que moi et Larco.

— C’est tout ?

— Je vous l’ai dit, les gars n’aiment pas cette partie de la côte. Nous non plus, mais votre offre est équitable, et nous acceptons de courir le risque. Peut-être pourrions-nous engager les frères Ven quand ils arriveront, mais je ne peux rien promettre.

— Trouvez-les, dit Dumarest. Dites-leur de nous suivre avec le plus grand bateau qu’ils pourront se procurer et tout le matériel de sauvetage sur lequel vous pourrez mettre la main. Et ne perdez pas de temps.

Earl. (Veruchia lui serra le bras.) Nous n’avons aucune certitude. Tout cela est peut-être du gaspillage.

— Nous pouvons nous permettre de gaspiller l’argent, répondit Dumarest. Mais pas le temps. En route !

Izane froissa des papiers, tandis que le radeau décollait et prenait la direction du nord. Son impassibilité habituelle avait fait place à l’excitation de la découverte.

— Là ! (Son doigt tapota une masse de mouchetures sur le papier.) C’est la seule chose, dans la région que nous avons examinée, sur laquelle nous puissions fonder un espoir. Avez-vous remarqué la forme ? Le pourcentage métallique est beaucoup trop élevé pour qu’il s’agisse d’une chose naturelle, et elle n’est pas homogène.

— En êtes-vous sûr ? (Veruchia s’efforçait de garder son sang-froid.) Avez-vous vérifié ?

— À trois reprises. (Izane se calma un peu.) Bien entendu il se peut que ça ne soit pas ce que vous cherchiez, et, je dois être franc, il y a toutes les chances que non. L’objet pourrait être un autre vaisseau, ou un gros engin de surface qui aurait sombré durant une tempête. Il pourrait même s’agir d’une installation terrestre submergée par un raz de marée. Ou même d’une construction sous-marine, ou d’une accumulation de rebuts. Des tonneaux métalliques contenant des composés instables, expliqua-t-il. Pour le moment, nous ne pouvons pas être sûrs.

Dumarest interrogea sèchement :

— Vous n’avez pas procédé à une investigation ?

— Non. L’objet se trouve loin de la surface, et nous n’avions pas d’équipement de plongée. J’ai noté la position et suis venu faire mon rapport. Incidemment, je dois vous féliciter pour votre prévoyance. Je ne pensais pas que vous auriez déjà tout organisé en ce qui concernait les hommes et le matériel.

Des hommes en nombre insuffisant et un matériel limité, mais c’était tout ce qu’il y avait de disponible sur place. Dumarest se rendit à l’avant du radeau et contempla le ciel, la mer. Il se sentait nerveux, la tension lui mettait des fourmis dans la peau. Le radeau ralentit à l’approche d’un flotteur jaune, et s’immobilisa juste au-dessus. La voix d’Izane résonna par-dessus le bourdonnement de sa machine.

— Vous voyez ?

Il indiqua l’écran. Celui-ci était parsemé d’une nuée de petites taches, dont certaines se déplaçaient tandis que d’autre disparaissaient pour reprendre ensuite plus d’importance.

— Le bruit de fond, dit le technicien, dû aux poissons et aux particules d’algues emportées par le courant. (Il effectua quelques réglages.) J’ai haussé le niveau pour éliminer les objets de moindre importance. Cette masse solide, ici, c’est le rebord du plateau continental ; comme vous le voyez, il descend à pic. Ceci est une masse de rochers éboulés, et ça, d’autres rochers, plus petits. Notez leur irrégularité. Mais ici, nous avons quelque chose d’intéressant. (Son doigt suivit une forme longitudinale.) Là !

Quelque chose n’allait pas. Dumarest étudia la forme, essayant de la situer dans un contexte familier. Les vaisseaux qu’il connaissait étaient plus longs, plus minces, beaucoup plus gracieux que la chose qui gisait sous les vagues. Mais elle devait être incrustée de toute une végétation marine, réfléchit-il, et qui pouvait dire à quel point les vaisseaux spatiaux avaient évolué, depuis si longtemps ?

Il entendit Veruchia respirer avec bruit.

— Earl ! Nous l’avons trouvé !

— Nous avons trouvé quelque chose.

Il parla d’un ton volontairement neutre ; il aurait été cruel de lui donner trop d’espoirs.

— Comme l’a dit Izane, ça pourrait être n’importe quoi. Il existe un seul moyen de s’en assurer. (Il cria au pilote :) Descendez doucement. Amenez-nous aussi près de l’eau que vous le pouvez.

Veruchia fronça les sourcils en le voyant se dévêtir et ouvrir un panneau.

— Que vas-tu faire, Earl ?

— Je vais voir ce que nous avons découvert.

Il récupéra le couteau caché dans sa botte et regarda autour de lui.

— Il me faut quelque chose de lourd. Quelque chose que nous puissions nous permettre de sacrifier. (Il s’empara d’une caisse à provisions.) Ceci fera l’affaire.

Tenant ce lest de son bras gauche, serrant le couteau dans sa main droite, il resta une minute immobile, respirant profondément pour saturer son sang d’oxygène. Puis il plongea dans la mer.

L’eau était chaude quand elle se referma sur sa tête, mais elle refroidit rapidement à mesure qu’il descendait vers le fond. Il aperçut le mince câble de jalonnement et d’un coup de pied se propulsa dans cette direction, sans s’écarter du câble de guidage. Des algues s’accrochèrent à son pied, il s’en dégagea d’une secousse, et elles remontèrent vers la surface ; des poissons minuscules partaient comme des flèches dans toutes les directions. La pression s’accumulait dans ses oreilles, et il déglutit, et se plaça de façon à descendre tête en avant, écarquillant les yeux dans l’obscurité grandissante.

Il discerna une forme vague et menaçante, tapissée d’algues entrelacées. Il se dirigea vers elle, laissant échapper un mince flot de bulles, dans un effort pour relâcher la pression de l’eau qui semblait le serrer comme dans un étau. La caisse à provisions lui échappa quand il s’agrippa à une saillie, de la main gauche, pour se rapprocher davantage. Le sang battait à ses oreilles, et il avait l’impression qu’on lui enfonçait les yeux dans le crâne. Il pointa son couteau vers l’épaisse couche de végétation, essayant d’y découvrir une crevasse, une fissure. La lame se glissa dans une brèche et il lui imprima un mouvement de torsion, en pesant de tout son poids sur le métal trempé. La carapace résista un moment, et céda soudain, tandis qu’un bloc de madrépores se détachait. Il frappa à nouveau et ressentit une secousse, car la lame avait rencontré une matière plus dense. Il gratta et distingua un éclat métallique.

Des bulles jaillirent de sa bouche, tandis qu’il remontait vers la surface. Il donnait des coups de pied désespérés afin d’accroître sa vitesse d’ascension, et sentait grandir la douleur dans sa poitrine et le besoin presque incontrôlable d’ouvrir la bouche pour happer un air inexistant. L’objet se trouvait à trop grande profondeur, et il était resté trop longtemps là-bas.

L’eau s’éclaircit, une voûte chatoyante lui apparut, une voûte qui se brisa en une multitude de gouttelettes scintillantes quand il émergea. Il roula sur le dos, haletant, à peine conscient, sans se rendre compte que du sang lui sortait de la bouche et des oreilles. Une ombre occulta le soleil, et des mains l’empoignèrent, le hissèrent à bord du radeau.

Veruchia avait les yeux brillants, le visage inquiet.

— Earl ! Earl, mon chéri ! Tu es resté si longtemps au fond. Je te croyais mort !

Il se retourna, la face contre le sol, s’appuyant sur les mains et les genoux. Peu à peu, à mesure que l’air pénétrait dans ses poumons douloureux, la force lui revint.

— Je vais bien. Mais il va nous falloir de l’aide pour retourner là-bas.

— Est-ce…

— C’est quelque chose, et je suis sûr que c’est un vaisseau. Il est possible qu’il s’agisse du Premier Vaisseau, mais il est recouvert de madrépores, et il nous faut des hommes et du matériel pour faire le travail. (Dumarest se remit sur pied.) Nous commencerons dès que les autres seront arrivés.

Shem dit alors :

— Vous avez eu de la chance. Il y a trop de fond ici pour plonger sans équipement. Un de nos gars aurait pu le faire, mais il y est entraîné depuis son plus jeune âge. Vous êtes robuste. Costaud, mais il faut respecter la mer. Sinon elle vous tuera à coup sûr. Vous êtes-vous déjà servi de matériel de plongée ?

— Moi, oui, intervint Veruchia. J’ai passé beaucoup de temps sous l’eau quand j’étais à l’université. Nous avions des cours de biologie marine.

— Vous n’irez pas, trancha Shem, péremptoire. (Il regarda Dumarest.) Eh bien ?

— Une fois, oui.

— Bien, dans ce cas je n’ai pas besoin de vous montrer ce qu’il faut faire. Ne retenez pas votre souffle quand vous remontez, ne refaites pas surface trop brusquement, prenez votre temps et ne paniquez pas. (Il fixa sur la mer un regard maussade.) Je n’aime pas ça, dit-il. Le coin est malsain. Nous avons perdu trop de gars par ici. Pas vrai, Larco ?

— Oui.

Son partenaire resserra une courroie. Comme Shem et Dumarest, il portait de volumineuses combinaisons, grotesques à force de rembourrage. Des tuyaux reliaient les cylindres à air sur son dos à une embouchure. Le masque de plongée était muni d’une radio. Chacun des hommes était armé d’un lourd couteau et d’un fusil à dards explosifs.

Dumarest interrogea :

— Et les autres ? Vont-ils venir ?

— Les frères Ven sont en route. Ce sera plus facile d’opérer à partir d’un bateau, mais je suppose que vous ne voulez pas les attendre. Autre chose. (Shem désigna du menton l’appareil d’Izane.) Je présume que ce truc signale tout gros objet qui se déplace dans l’eau, non ?

— Oui, fit Izane.

— Alors, si vous voyez quelque chose, avertissez-nous aussitôt. N’attendez pas de savoir ce que c’est et laissez la curiosité de côté. Si vous voyez quelque chose de gros se déplaçant vers nous, signalez-le-nous.

Le technicien prit une mine intriguée.

— À quoi vous attendez-vous ?

— Au pire, répondit Shem d’un ton sinistre. Il y a de vilaines créatures dans les profondeurs et les secousses sismiques ont tendance à les déranger. Il y a eu quelques trépidations, et cela les a peut-être énervées. Bon Dieu, explosa-t-il avec une violence soudaine, il faut que je sois cinglé pour faire ça !

— Vous n’y êtes pas obligé, dit Veruchia. Je peux prendre votre place.

— C’est cela qui me fait peur. Si je laisse une femme descendre à ma place parce que j’ai la trouille, je ne pourrai plus jamais regarder ma femme en face. Eh bien, allons-y.

C’était différent de l’autre fois. À présent il était libéré de la pesanteur et descendait en flottant presque, glissant dans les eaux sans effort. Dumarest entendait les bulles s’échapper de son tube respiratoire et voyait celles qui s’élevaient au-dessus de ses compagnons, car son masque lui donnait une parfaite visibilité. En quelques minutes ils atteignirent le fond. Il entendit une voix dans son oreille.

— Enfer, regardez ça ! Ce sacré truc est en équilibre sur le rebord.

C’était la voix de Shem, déformée par le micro de gorge. Larco lui répondit :

— Il est prêt à tomber. Une bonne secousse, et ce sera terminé. Ça fait une sacrée chute.

Dumarest donna un coup de pied pour remonter et fit le tour de la zone. Le vaisseau était posé sur le bord d’une falaise sous-marine, et une partie de sa masse suspendue dans le vide. Ils se trouvaient à la limite du plateau continental.

Il esquiva cet abîme à la profondeur inconnue, comme un oiseau qui contournerait le bord d’un précipice, et fit jouer ses jambes de manière à se rapprocher de l’énorme masse. Il découvrit sur l’un des flancs une ouverture béante : le sabord de la soute, pensa-t-il. Il n’était pas difficile de deviner ce qui s’était passé.

Le vaisseau devait se tenir sur un terrain solide en apparence. Un tremblement de terre s’était produit ; la mer s’était retirée pour revenir en un flux irrésistible. L’eau était engouffrée dans le vaisseau, et le raz de marée, en se retirant, l’avait entraîné dans la mer. Il avait été roulé par les vagues sur des kilomètres de distance avant de se poser ici. Peu s’en fallait qu’il se fût perdu à jamais.

— Bon, Earl, fit Shem. C’est toi le patron. Par où commençons-nous ?

Si le vaisseau renfermait encore des choses de valeur, elles devaient se trouver dans la salle de commandes. Dumarest rejoignit les autres et contempla la forme masquée par les algues. La soute était toujours située à la base de tous les vaisseaux qu’il avait connus, et il était logique de supposer qu’il en allait de même pour celui-ci. La salle des commandes devait se trouver vers le nez de l’engin. Il mesura les proportions, déconcerté par ces dimensions insolites. Ici ? Un peu plus en arrière ? Plus en avant ? Il devait y avoir un sas de secours qui, s’il le trouvait, lui permettrait d’accéder directement à la salle.

— Il faut enlever cette croûte madréporique, dit-il. Commencez à environ cinq mètres de l’extrémité. Comment allez-vous faire ?

— On va la casser à coups de marteau. (Shem se pencha sur le tas d’outils qu’on avait envoyés du radeau.) Il nous faudrait du matériel automatique, grommela-t-il. Des lasers à grande puissance. Ça va prendre beaucoup plus de temps, en se servant de nos muscles.

Selkas allait leur apporter de la cité un équipement de renfort, mais jusqu’à son arrivée, ils ne devraient compter en effet que sur leurs muscles. Dumarest s’empara d’un lourd maillet et l’abattit sur la carapace. Mais l’eau contrariait et ralentissait le mouvement, et le coup perdait de sa force. Il frappa une deuxième fois, puis une troisième, et la matière calcaire s’effrita.

Shem grogna.

— Ça pourrait être bien pire. En eau moins profonde, il y aurait plusieurs mètres d’épaisseur. Ça ne devrait pas prendre trop longtemps. (Il saisit un marteau.) Ouvre l’œil, Larco.

Larco tapota son fusil.

— Ne t’en fais pas, Shem.

Les bras de Dumarest commençaient à le faire souffrir. Manœuvrer cet outil pesant exigeait un effort démesuré à cause de la pression de l’eau, et le rembourrage de la combinaison entravait les mouvements. Larco le remplaça, succédant à Shem, s’irritant de la lenteur des opérations. Il fallait briser la couche de dépôts, la gratter, mais finalement une petite surface fut dégagée et le métal mis au jour.

— Dans dix minutes nous remontons, dit Shem. Les réservoirs s’épuisent.

— Rien qu’une minute.

Dumarest examinait la partie maintenant exposée. Des fragments de peinture y adhéraient encore, et il essaya de les identifier. Un matricule ? Une indication désignant l’issue de secours aux forces extérieures d’intervention, en cas de besoin ? Il ôta encore quelques centimètres de la croûte et le bord d’un hublot lui apparut.

— Viens, Earl (Larco glissa jusqu’à lui.) C’est bel et bien un vaisseau, fit-il pensivement. Peut-être devrions-nous essayer d’y accéder de l’intérieur, La soute est ouverte, si c’est une soute, et peut-être…

Il s’interrompit : le sol se soulevait sous leurs pieds.

— Un tremblement de terre !

La secousse se répéta, puis une troisième fois, beaucoup plus intense qu’avant. Dumarest se sentit agrippé par des forces invisibles et projeté de côté ; il tournoyait, ballotté par les masses liquides en mouvement. Le vaisseau se souleva, lentement, sembla hésiter un long moment puis retomba sur la corniche. Il glissa un peu plus vers le bord de l’abîme et s’immobilisa.

Des profondeurs s’éleva quelque chose de semblable à un panache de fumée.

C’était une anguille, attirée par le bruit des marteaux, effrayée par la brusque secousse. Son corps sinueux était long de dix mètres et dentelé comme la lame d’une scie. La tête, de la taille d’un tonneau, portait une crête, les mâchoires béantes révélaient des rangées de dents luisantes. Elle s’arrêta, surveillant les trois hommes. Larco était le plus proche d’elle.

— Shem ! Pour l’amour de Dieu !

L’arme cracha sa flamme vers la créature, la manqua, et le dard alla exploser contre la coque du vaisseau. Shem fit feu à nouveau, et cette fois réussit à toucher l’extrémité du corps gigantesque. Mais la bête ne ralentit pas pour cela. Pareille à une flèche, elle fendait l’eau, fonçant résolument vers sa proie.

— Shem !

Larco hurla quand les mâchoires se refermèrent sur son corps ; et que les dents cisaillèrent la chair à travers le rembourrage. Un nuage de sang monta dans l’eau.

Dumarest se contorsionna pour tenter de reprendre le contrôle de ses mouvements. Il se propulsa vers l’anguille géante et brandit son arme à canon court. Il était difficile de viser, et l’arme lui était inconnue. Il manqua son but au premier coup ; le second creusa un trou dans le deuxième tiers du corps de l'animal. Un troisième suivit, qui le coupa quasiment en deux.

Larco cria une nouvelle fois.

— Shem !

Shem nageait en direction de la tête. Il tenait son fusil à deux mains, bras tendus, doigts crispés sur la détente, déchargeant ses munitions en un tir continu. Les cris s’éteignirent quand l’homme et l’animal furent réduits en bouillie.

Montons ! (Sa voix, dans l’émetteur, était âpre.) Montons avant que le sang n’attire d’autres bestioles. (En arrivant à la surface, il suffoquait.) Larco. Bonté divine, comment le dire à sa femme ?

Izane leva les mains en un geste protecteur.

— Je ne savais pas. Vous devez me croire, le séisme a déréglé mes instruments. Je n’ai rien vu.

— Espèce de salaud ! (Shem s’avança, le visage déformé par la colère.) J’ai envie de te défoncer le portrait. Je t’avais dit de faire attention. Je te faisais confiance, comme nous tous, et tu nous as trahis. Larco est mort. Je l’ai tué, tu comprends ? J’ai été obligé de le tuer. Mon ami, mon partenaire, et j’ai été obligé de le tuer.

Dumarest s’interposa :

— Tu n’avais pas le choix.

— Tu crois que c’était facile ?

— Je sais que non, mais si tu ne l’avais pas fait, c’est moi qui l’aurais tué.

— Tu aurais dû, fit Shem. (Il paraissait vieux, subitement.) Et ainsi je n’aurais pas eu à traîner ce poids toute ma vie. Tu aurais pu m’épargner ça.

— Pour que tu passes ton temps à te demander si tu as manqué de cran ?

Veruchia les regardait tour à tour, sans comprendre, consciente cependant qu’ils vivaient dans un monde différent de celui qu’elle connaissait : des hommes d’action, affrontant le danger, chacun comptant sur l’autre pour lui apporter de l’aide quand il le pouvait, une mort miséricordieuse s’il ne le pouvait pas. Et c’était à Shem qu’étaient revenus le droit et le devoir de prendre la décision.

Elle se demanda si elle pourrait tuer Dumarest, le cas échéant. Mais elle ne doutait pas que lui puisse la tuer.

Ces pensées déprimantes jetaient une ombre sur leur réussite, ajoutant à celle déjà créée par la mort de Larco. Elle alla se placer à côté d’Izane et contempla l’écran de la machine. Il était animé de mouvements. Sous ses yeux, une forme brouillée émergea des profondeurs, un corps bouffi que ceignaient des bras multiples. Des formes étroites fuyaient à son approche.

Elle appela Shem.

— Il se passe quelque chose. Pouvez-vous m’expliquer ?

Il grogna en la rejoignant :

— Un décapode, et encore de ces foutues anguilles. On peut leur faire confiance pour accourir à l’odeur de sang. Je vous avais dit que cette partie du littoral était dangereuse.

— Mais elles ne vont pas rester là, n’est-ce pas ?

— Non, dit Dumarest. Elles partiront quand elles ne trouveront plus rien à manger.

Il percevait son anxiété et la comprenait. Maintenant qu’ils avaient trouvé le vaisseau, il était insupportable de prolonger l’attente, mais on n’y pouvait rien. Pour la rassurer il dit :

— Nous avons repéré le sas. Quand la voie sera libre, nous redescendrons et le ferons sauter.

— Nous ? (Shem se renfrogna et fit un signe de dénégation.) Pas moi, et je doute que vous trouviez quelqu’un d’autre. Si tu veux descendre, tu devras le faire seul. Je ne veux pas suivre l’exemple de Larco.

— Izane ?

Le technicien se rembrunit.

— Mes hommes ne sont pas habitués à travailler sous l’eau. Et, pour être franc, ils ne voudront pas, après ce qui s’est passé. Nous pourrions engager des plongeurs expérimentés, bien sûr, mais je doute que nous en ayons le temps.

— Nous avons le temps, dit Veruchia. Il reste encore quelques jours.

— Je ne parlais pas du temps imparti par le Conseil. Nous sommes dans une région instable, au bord d’une faille continentale. Il y a eu plusieurs secousses de faible importance au cours des dernières heures et il y en aura d’autres. Dont l’une au moins sera plus sérieuse. Le vaisseau est posé en équilibre sur le bord d’une falaise sous-marine. Une secousse plus forte lui fera perdre son équilibre et à ce moment-là, il tombera dans l’abîme. Je prévois qu’un tel choc se produira d’ici quelques heures.

Dumarest prit une profonde inspiration, se rappelant comment le vaisseau s’était soulevé, puis reposé, avant de glisser vers le bord.

— Pouvez-vous en être certain ?

— Que le vaisseau tombera ? D’après ce que vous m’avez dit, oui.

Qu’une violente secousse surviendra d’ici quelques heures.

— Je suis géologue, j’ai étudié l’activité volcanique et les tremblements de terre. C’est un schéma classique pour ce type de régions. Le seul doute se porte sur l’heure exacte.

Un nouveau pari. Dumarest supputa leurs chances tout en regardant l’écran. Les frères Ven possédaient un laser et arriveraient sous peu. Il ne leur faudrait pas longtemps pour ouvrir la porte extérieure, un peu plus pour pénétrer dans la salle des commandes et pour la fouiller. Ils pourraient emporter des lampes s’il faisait sombre à l’intérieur du vaisseau, si bien que la tombée de la nuit ne serait pas un problème. Mais les lumières pourraient attirer les bêtes des profondeurs. En ce cas, les torches pourraient être utilisées comme armes défensives ; les yeux accoutumés à l’obscurité seraient vulnérables à un faisceau de lumière vive. Et ils pourraient prendre encore d’autres mesures.

— Retourne au village, dit-il à Shem. Je veux que tu me ramènes tous les filets sur lesquels tu pourras mettre la main. Les plus solides que tu | pourras trouver. Du câble aussi. Et des flotteurs. Nous allons monter un écran autour du vaisseau.

— Ça ne marchera pas, affirma énergiquement le pêcheur. Tu as vu cette anguille. Il n’y a pas dans le village un seul filet qui la retiendrait. Et tu aurais quand même besoin de moi pour les mettre en place. Je regrette, Earl, mais ce n’est pas possible. Si on avait le temps et le matériel convenable, peut-être, mais pas dans l’état actuel des choses.

Les filets étaient donc à éliminer. Dumarest contempla pensivement l’écran.

— Tu dis que le sang attire ces créatures. Et si on partait un peu plus loin avec le radeau ? On pourrait attraper un poisson et s’en servir comme appât. Et répandre le sang de tout ce qui y mordrait. Pourrais-tu faire ça ?

— Bien sûr. C’est de cette manière que nous capturons les décapodes. Non que nous en ayons ; envie, mais parfois les riches touristes ont la fantaisie d’aller à la chasse. Alors nous disposons des bateaux en cercle, lançons un appât, et eux, bien en sécurité là-haut dans leurs radeaux, n’ont plus qu’à abattre les bêtes. Une fois nous en avons pris une vivante pour l’Institut. Nous l’avons assommée avec des rayons soniques. Dieu sait ce qu’ils en ont fait, pourquoi ils la voulaient vivante.

— Pour l’exporter, dit Veruchia. Je me souviens de l’incident. Un vaisseau-musée était arrivé, et ils désiraient un spécimen pour Carne. Il y a des années de cela.

— Voilà ce que nous allons faire, décida Dumarest. Nous allons rentrer au village, nous procurer des hommes et des bateaux, puis revenir ici. Nous pouvons remorquer les bateaux pour gagner du temps. Quand tout sera installé, je descendrai jusqu’au vaisseau.

— Seul ? (Shem eut un grognement de mépris.) C’est le plus sur moyen de se suicider. Comment vas-tu pouvoir monter la garde tout en travaillant ?

— Je descendrai avec lui, dit Veruchia.

Shem la dévisagea.

— Vous ferez ça ? Après ce qui est arrivé à Larco ? Est-ce que vous délirez ?

— Je n’ai pas le choix, dit-elle avec force. Je ne puis m’attendre à ce que vous compreniez, mais il faut que je pénètre dans ce vaisseau. Et si c’est la seule chance qui s’offre à moi, il faut que je la saisisse. Me prêteriez-vous votre équipement ?

— Non.

— Les frères Ven en auront certainement un. Je le leur emprunterai.

Elle croisa son regard, perçut son indécision ; elle se garda bien de lui proposer davantage d’argent. S’il consentait à l’aider, ce serait parce qu’elle était une femme désespérée qui avait besoin de son expérience et de sa force. Son orgueil ne lui permettrait pas de rester à la surface alors qu’elle irait au fond. Et elle le ferait, il le savait.

D’un haussement d’épaules, il signifia sa reddition.

— D’accord, je vais vous aider. Mais à une seule condition. S’il m’arrive quelque chose, assurez-vous que ma famille ne manque de rien.

*

**

La nuit donnait aux profondeurs marines un aspect fantastique, les transformant en un lieu de ténèbres et de mystère que transperçaient les faisceaux de leurs torches. Les couleurs se révélaient dans la lumière, des rouges et des jaunes vifs, des verts insoupçonnés et des bleus douloureux. Des frondes d’algues dérivaient dans le courant tels des fantômes menaçants et de minuscules poissons scintillaient comme de vivants bijoux.

Une méduse passa près d’eux, les tentacules prêts à cingler. Shem la broya entre ses doigts.

— Foutues bestioles, marmonna-t-il. Est-ce que tout va bien là-haut ?

La voix d’Izane lui répondit.

— Aucun mouvement de quelque nature que ce soit à proximité. Le deuxième radeau signale une activité intense dans la région où sont rassemblés les bateaux.

C’était à plusieurs kilomètres de là, à l’endroit où les frères Ven avaient déversé des tonneaux d’appâts et des carcasses de bétail sacrifié. Jusque-là, tout se déroulait selon leurs plans.

Dumarest atteignit la partie du vaisseau dégagée antérieurement. Veruchia le rejoignit, alourdie par la combinaison protectrice.

— Le sas, Earl ?

— Je crois. J’en suis même sûr. (Il avait ramassé l’un des marteaux abandonnés la fois précédente.)

Je vais achever de déblayer ce panneau. Monte la garde pendant ce temps et, Veruchia, fais attention.

Elle posa le laser et leva son fusil. Une lampe avait été disposée contre le canon. Une deuxième était fixée sur sa tête et une troisième pendait à sa ceinture.

— Je ferai attention.

Elle se plaça en retrait dès qu’il se mit au travail, tournant le dos au vaisseau, faisant pivoter sa tête pour scruter les parages. Shem se tenait de l’autre côté de Dumarest. Il était mal à Taise et regrettait sa décision ; la conscience des dangers de la mer l’affaiblissait. Si jamais une anguille jaillissait des ténèbres, il aurait à peine le temps de la repérer avant qu’elle n’attaque – et absolument pas le temps de s’échapper. Il faudrait la centrer dans le faisceau de la torche qui garnissait son fusil, pour l’aveugler, et la toucher à mort avant qu’elle ait recouvré la vue. Et ce serait pis s’il s’agissait d’un décapode : plus lent, mais plus difficile à tuer, et plus long à mourir.

Il frissonna à la pensée des tentacules se refermant sur lui, l’écrasant jusqu’à le tuer.

Quelles avaient été les pensées de Larco quand les mâchoires s’étaient refermées sur lui ? Un moment d’incrédulité, peut-être, jusqu’à ce que les dents aient commencé à mordre et le sang à couler, et ensuite il n’avait pu y avoir que l’horreur, la terrible certitude qu’il allait mourir et que rien ne pourrait le sauver. Les dards explosifs qui l’avaient déchiqueté avaient-ils été les bienvenus ?

Shem se déplaçait lentement, travaillé par l’inquiétude ; il n’aimait pas ces pensées, et savait qu’elles étaient dangereuses. Ce n’était pas le moment de broyer du noir. Un moment d’inattention, et il connaîtrait le sort de son défunt partenaire. Marth le pleurerait-elle longtemps ?

Il entendit Dumarest haleter et dit :

— Tu devrais faire une pause, Earl. Je vais te relayer.

Travailler lui fit du bien, chassa son anxiété. Il martelait la coque à grands coups, faisant voler des plaques d’incrustations. Les dépôts s’enlevaient plus facilement maintenant ; la secousse reçue par le vaisseau avait dû détacher le revêtement calcaire, et bientôt l’orifice fut entièrement dégagé. Il asséna encore quelques coups pour libérer la poignée et les pentures. Peut-être n’auraient-ils pas à se servir du laser.

La voix d’Azane chuchota à son oreille :

— Quelque chose de long et d’étroit arrive des profondeurs.

Une autre anguille ! Shem lâcha le marteau et saisit son fusil, qu’il promena de droite à gauche, le faisceau de la torche balayant les alentours. Sous le masque, la sueur lui piquait les yeux.

Dumarest parla :

— Veruchia, reste sous le sas, dos contre le vaisseau, tiens ton fusil, prêt et regarde vers le rivage. Shem, tu te mets à sa droite et tu regardes vers ta gauche. Je surveille l’autre côté. (Puis, à Izane :) À quelle distance, et en provenance de quelle direction ?

— Environ trois cents mètres, vers le sud-ouest. Cela se déplace très lentement.

— Les lumières ont éveillé sa curiosité, dit Shem. Ainsi que le bruit. (Il fit pivoter son arme en un large cercle, la lampe de son casque couplée à celle du fusil.) Il y a un point faible. La bête pourrait arriver par-derrière, et elle serait sur nous avant que nous ne nous en rendions compte. Nous aurions dû prendre au moins un autre homme.

Une douzaine d’autres eût été encore mieux, mais il avait été le seul idiot de tout le village. Il loucha vers l’indicateur de niveau d’air, réflexe vite appris par tous les plongeurs, mais il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Ils avaient emporté des réservoirs de rechange et avaient de l’air en abondance. Avec un sentiment de culpabilité, il reprit le guet : cet instant de distraction aurait pu coûter une vie.

Dumarest appela :

— Izane ?

— Ça continue à monter ; non, ça décrit un cercle et ça repart vers les profondeurs.

Veruchia relâcha la tension qu’elle avait éprouvée jusque dans ses muscles et ses os. Elle avait scruté sans répit la zone qui lui avait été assignée, sans même oser battre des paupières.

— Elle est partie, Earl.

— Elle pourrait revenir, dit Shem. Ces animaux sont rapides.

Il hésita ; il avait envie de proposer de remonter à la surface, mais il savait que la jeune femme n’accepterait jamais. Et, si elle restait, Dumarest ferait de même, et comment lui pourrait-il les abandonner à présent ? Il transigea.

— Attendons encore un peu. Elle pourrait revenir avec d’autres.

Ils laissèrent s’écouler cinq autres minutes, puis se remirent au travail. Dumarest fit courir ses doigts autour du rebord du sas, les yeux tout contre sa surface, la lumière de son casque se réfléchissant en un halo lumineux qui semblait l’auréoler.

— Il ne sera peut-être pas utile de recourir au laser, dit-il. Et nous gagnerions ainsi du temps.

Plus important encore, une soudaine élévation de la température locale pouvait susciter des visites indésirables.

— Izane ?

— Rien ne bouge dans le voisinage immédiat. (La voix du technicien était soucieuse.) Mais il vient de se produire un nouveau tremblement au sud. Tout à fait mineur, l’onde de choc s’est amortie avant d’avoir pu vous atteindre. Mais je suggère que vous ne perdiez pas de temps.

Dumarest agrippa la poignée du sas, tira et sentit grincer le métal. Il plaça ses deux pieds de chaque côté et tira à nouveau, de toute la force de son dos et de ses épaules. La poignée tourna. Il tira encore, mais il manquait de force de traction, et cela n’eut pour résultat que de le projeter par-dessus le sas.

— Prends un marteau, lui conseilla Shem, tandis qu’il reprenait sa position. Attends, laisse-moi faire.

Il abattit le lourd outil sur le rebord de la poignée. Une deuxième fois, puis une troisième. La quatrième fois, la poignée céda, et descendit jusqu’à la position d’ouverture.

— Parfait, dit-il. Ça a fait sauter le loquet. Voyons maintenant si on peut ouvrir.

Parmi les outils se trouvait un levier, d’une dizaine de centimètres d’épaisseur et de trois mètres cinquante de long ; il était incurvé de façon à donner le maximum de puissance, et une de ses extrémités était aplatie. Shem ahana en enfonçant cette extrémité sous le rebord de l’orifice.

— Aide-moi, Earl. Tape dessus avec le marteau. Quand nous aurons une prise, nous pourrons soulever la porte avec le levier. (Il jura, car le panneau résistait.) Bon sang, qu’est-ce qui peut bien le retenir ?

Veruchia prit la parole :

— Ce doit être un compartiment étanche. L’intérieur est rempli d’air. Il va falloir percer un trou au laser pour égaliser la pression. Earl ?

— Une minute. Izane ?

— Toujours rien. Deux formes étroites à environ quatre cents mètres du fond. Une un peu plus près, mais à grande profondeur.

Le laser était conçu pour un travail en surface et était inefficace sous l’eau. On pouvait parvenir à percer un trou, mais cela prendrait du temps. Et l’eau absorberait la chaleur et la diffuserait. Dumarest examina le sas. La pression de l’eau contre le panneau le maintenait fermé mais la plus petite fissure permettrait à l’air de s’échapper et à l’eau de rentrer, équilibrant ainsi la pression. Il s’empara du levier et s’arc-bouta des pieds contre la coque.

— Aide-moi, Shem. Ensemble, à présent.

Ils appuyèrent, les muscles craquant sous l’effort.

— Veruchia.

Elle ajouta sa force à la leur, redressant les jambes afin de mieux faire jouer les muscles longs des cuisses et des mollets, le levier en travers des épaules, s’aidant de la pression supplémentaire du dos et des reins. Un long moment seulement entrecoupé parle son rauque de leurs respirations pénibles, puis elle sentit un léger mouvement, un autre… puis un flot de bulles s’éleva du bord du hublot.

— Encore une fois.

Ce fut plus facile cette fois. Un nouvel effort, et l’eau bouillonna sous l’énorme flux de Pair libéré. Elle descendit vers le fond, tandis que les deux hommes ouvraient grand le panneau. Celui-ci glissa sans difficulté ; la science antique connaissait l’usage des alliages inoxydables et de la lubrification inhérente.

— Earl ! (L’excitation rendait sa voix aiguë.) Le hublot interne est intact. Je pourrais refermer celui de l’extérieur et rentrer à l’intérieur. Pense à ce que ça signifie, Earl ! Tout ce qui est là-dedans doit être resté dans le même état. Rien n’a pu être détérioré par l’eau. Earl !

La victoire la grisait. Elle plongea vers l’ouverture béante, ne songeant qu’à se procurer la preuve dont elle avait besoin et qu’elle avait si longtemps cherchée. La voix d’ïzane lui parvint comme un bourdonnement irritant.

— Danger ! Deux formes approchent à toute vitesse des profondeurs ! (Sa voix monta un peu.) Elles sont très proches maintenant !

— Attention, Earl !

Shem s’accroupit au fond, promenant de gauche à droite le double faisceau de son casque et de son fusil. Il jura quand une forme luisante, pareille à un joyau vivant, fila au-dessus de lui, et que ses dards explosifs disparurent dans les ténèbres sans atteindre leur but.

— Bon sang ! Nous n’avons pas la moindre chance !

Une seconde anguille rejoignit la première, attirée par l’échappement d’air, mais se méfiant des lumières. Ils n’avaient pas le temps de reprendre leur position antérieure. Veruchia se trouvait devant l’ouverture, presque à l’intérieur du sas, et Dumarest referma d’un coup sec le panneau sur elle. Du moins serait-elle en sécurité, protégée par l’épais métal.

— Earl ?

— Reste où tu es.

Dumarest se jeta vers Shem. Leur seule chance de survie était de collaborer harmonieusement, chacun couvrant l’autre.

— Surveille mes arrières, intima-t-il. J’en ferai autant pour toi. Attends qu’elles attaquent pour tirer. Ne gaspille pas les munitions.

— Et la femme ?

— Elle est à l’abri.

Dumarest se raidit : une anguille s’élançait vers eux. Il leva son fusil, le doigt sur la détente, se contraignant à ne pas appuyer. La distance était trop grande, et il y avait trop de chances qu’il rate son coup. L’anguille se tordit pour échapper aux lumières, son corps lustré dessinant un ruban argenté.

La voix d’Izane retentit dans son oreille :

— Deux autres formes arrivant de l’ouest. Une troisième montant des profondeurs.

— Earl !

— Silence, concentre-toi !

Pas le temps de faire la conversation, pas une parcelle de vigilance à perdre. Ils devaient attendre que les anguilles passent à l’attaque, que les immenses têtes arrivent juste en face d’eux, gueule béante, yeux brillants, et alors, seulement alors, faire feu, envoyer les dards explosifs dans le gosier, d’où, en traversant le palais, ils atteindraient le cerveau.

— À gauche, Earl. À gauche !

À gauche de Shem. Dumarest se tourna vers la droite et vit le monstre dans la lumière de ses torches. Une seconde forme surgit, dans un assaut concerté ; toutes deux arrivaient de la direction du continent.

— Prends celle qui est sur ta gauche, ordonna Dumarest. Et attends.

Attendre qu’elles soient trop près pour qu’ils puissent les manquer, que leurs têtes deviennent énormes dans la froide lumière des torches et qu’ils puissent sentir la pression de Peau déplacée par les bêtes. Shem tira, visant haut d’abord, puis abaissant son tir à mesure qu’il vidait son chargeur. Dumarest suivit, le doigt crispé sur la gâchette, et vit les dards heurter la mâchoire supérieure en pente et disparaître derrière les dents. Du sang, de la peau et des fragments d’os furent projetés sur eux. Les anguilles étaient mortes, mais elles étaient toujours emportées par leur élan, les sursauts d’agonie ajoutant encore à leur vitesse.

Dumarest sentit l’eau onduler quand elles passèrent au-dessus de lui, et, cinglé par le courant, il fut violemment jeté de côté. Shem poussait des cri incohérents, ses lumières tournoyaient dan l’obscurité.

Les deux cadavres s’écrasèrent contre le vaisseau en même temps.

— Earl ! Que s’est-il passé ?

— Veruchia ! (Dumarest se retourna de manière à éclairer le vaisseau) Pour l’amour de Dieu, ma petite ! Sors de là !

Le vaisseau bougeait. En le heurtant, les deux anguilles mortes l’avaient déséquilibré, car elles pesaient bien plusieurs tonnes. Sous les yeux de Dumarest, le vaisseau roula un peu puis, avec une lenteur trompeuse, commença à basculer par-dessus le bord du gouffre.

— Veruchia !

Il plongea vers l’appareil, effleura de ses doigts la croûte calcaire, se poussa vers le hublot. Shem cria dans son oreille.

Pour l’amour de Dieu, Earl, filons d’ici ! Il arrive d’autres anguilles !

Dumarest ignora la mise en garde, continuant de se propulser vers l’ouverture, luttant contre sa propre légèreté, tandis que le vaisseau prenait de la vitesse. C’était une bataille perdue. Il sentit ses doigts gratter le métal, et puis le vaisseau disparut sous lui, entraîné comme une pierre par sa masse inerte vers les fonds lointains.